Pour
son deuxième anniversaire, le pôle cold cases affiche 105 dossiers en cours. Si
le nombre d’affaires dont il est saisi est volontairement restreint, volonté
motivée par l’apport d’une « plus-value » et d’une « capacité
d’enquête renforcée », au TJ de Nanterre, on se réjouit d’une « montée
en puissance progressive » de ce pôle. Un quatrième cabinet
d’instruction devrait voir le jour l’an prochain.
« Ce
pôle est très important car il sort un certain nombre de victimes et de
familles de victimes de l’obscurité dans laquelle elles ont été plongées ».
Venu visiter les locaux du Pôle national des crimes sériels ou non élucidés au
tribunal judiciaire de Nanterre, qui fête ses deux ans d’existence ce mois-ci, le
ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, a confirmé, jeudi 7 mars,
l’allocation de moyens supplémentaires pour ce pôle unique en son genre. Au
programme, la création d’un quatrième cabinet d’instruction « à
l’horizon 2025 », l’arrivée d’un contractuel supplémentaire, attaché
de justice, ainsi que d’un magistrat du parquet, a annoncé le garde des
Sceaux.
Le
ministre de la Justice s’est également félicité qu’un « certain nombre
d’affaires » aient d’ores et déjà été élucidées. « C’est une
bonne nouvelle. C’est une façon pour les familles de tourner une page très
lourde [et de leur] dire : on est près de vous et on travaille
encore. Même si on n’a pas d’assurance absolue de réussir à trouver, des
magistrats entourent ces familles pour dire : il reste un espoir. Et parfois,
cet espoir est couronné de succès ».
Le ministre de la Justice a confirmé le 7 mars l'arrivée "prochaine" d'un magistrat du parquet au pôle cold cases
Le
pôle cold cases, qui a fêté sa « pleine année de travail » en
janvier 2024, après avoir été mis en place en mars 2022, avait été inspiré par
le groupe de travail présidé par le magistrat Jacques Dallest. Il formulait une
série de recommandations, parmi lesquels trois axes principaux : la
spécialisation des magistrats, le regroupement des affaires et la constitution
d’une mémoire criminelle. Il avait ensuite été concrétisé par la loi pour la
confiance dans l’institution judiciaire du 22 décembre 2021, à l’origine d’une
série d’articles ouvrant la voie à la désignation de certains tribunaux pour
traiter ces procédures.
« Certains
tribunaux », car le pôle cold cases « n’est pas juridiquement
un pôle national », rappelle le président du TJ, Benjamin Deparis,
lors d’un point avec la presse ce même jour. Son siège peut ainsi figurer
théoriquement dans un ou plusieurs tribunaux. Même si le tribunal judiciaire de
Nanterre a été désigné par un décret du 20 janvier 2022, et qu’il s’agit pour
l’instant d’un site unique, et, de fait, d’un site national ayant vocation à
centraliser des affaires, cela pourrait donc un jour ne plus être le cas.
105
affaires en cours contre 53 l’an dernier
Au
1er mars 2024, dévoile le chef de juridiction, 385 procédures ont été
identifiées ou portées à la connaissance du parquet du pôle et analysées pour
déterminer lesquelles seraient transmises juridiquement au pôle. « Au
total, au 31 décembre 2022, nous avions 53 affaires en cours ; aujourd’hui, le
pôle est effectivement saisi de 105 affaires », récapitule Benjamin
Deparis, principalement identifiées par des juridictions, les enquêteurs de
l'Office central de répression des violences aux personnes, le pôle lui-même ou
encore des avocats.
Dans
le détail, 77 affaires et 11 parcours criminels se trouvent encore chez les
juges d’instruction, et 16 dossiers et un parcours criminel en enquête
préliminaire. Le « parcours criminel », c’est cette innovation
judiciaire via laquelle la vie des plus grands criminels français est épluchée
et croisée avec d’autres affaires. Ce, en prenant le contrepied de la procédure
classique, puisqu’au lieu de partir d’un fait, d’identifier l’auteur et de
travailler sur sa personnalité, le travail d’enquête part soit des personnes
condamnées pour une des infractions susceptibles d’entraîner la compétence du
pôle, soit de celles à l'encontre desquelles il existe des charges.
Objectif :
retracer leurs faits et gestes, afin d’avoir une connaissance précise de leur
localisation à des moments donnés, pour « réussir à dégager une
trajectoire qui va peut-être permettre de faire des connexions avec des
dossiers en cours et clôturés, y compris extérieurs au pôle, et compléter des
investigations ; ouvrir ou fermer des pistes », développe le procureur
Pascal Prache, qui précise que cette méthode a vocation à permettre de
travailler sur des trajectoires sérielles.
Sept
dossiers ont évolué au cours de l’année
Autres
statistiques notables, trois-quarts des victimes, dans les affaires regroupées
au pôle cold cases, sont des femmes ; un quart sont des mineurs, et la grande
majorité des dossiers concernent, sans surprise, des homicides. Par ailleurs,
un tiers des affaires en instruction aujourd’hui sont issues de non-lieux et de
classements sans suite, « ce qui signifie que l’on ressort des affaires
terminées, parfois archivées ».
« Sept
situations ont évolué au cours de cette année », ajoute le président
du TJ, qui évoque cinq mises en examen (dont trois détenus et deux contrôles
judiciaires), une élucidation de dossier sans mise en examen, l’auteur étant
décédé, et une condamnation définitive, celle de Monique Olivier, dans un
dossier comportant trois victimes. Si le chiffre peut paraître modeste,
Benjamin Deparis n’est pas de cet avis. « Sept sur 77, c’est presque 10
%, ce n’est pas rien. Certes, ça ne pourra jamais être à la hauteur des
attentes, mais pour une première année de plein exercice, c’est notable »,
souligne-t-il. Parmi les progrès récents, des avancées dans l’information
judiciaire concernant le meurtre de la joggeuse Caroline Marcel. 15 ans après
les faits, et grâce notamment à l’exploitation de l’ADN, un suspect a pu être
mis en garde à vue puis placé en détention provisoire en janvier dernier.
Le
procès de Monique Olivier, qui s’est étiré du 28 novembre au 19 décembre 2023,
est quant à lui hautement symbolique, puisqu’il s’agit du tout premier procès
du pôle, après avoir été l’une des premières affaires dont il avait été saisi. « L’objectif
était de tenir ce procès dès que possible », explique Pascal Prache -
à peine cinq mois se sont ainsi écoulés entre l’ordonnance de mise en
accusation et la tenue du procès - et d’avoir « une réponse rapide avec
une attention particulière pour les victimes ». L’ex-femme de Michel
Fourniret a été condamnée le 19 décembre par la cour d’assises des Hauts de
Seine à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté
de 20 ans pour complicité dans les enlèvements et les meurtres de Marie-Angèle
Domèce et de Joanna Parrish, ainsi que pour la séquestration suivie de mort
d’Estelle Mouzin.
Une
« montée en puissance progressive »
« Il
y a une montée en puissance progressive [du pôle], affirme le procureur. A
sa création, il n’y avait pas encore de liste nationale de l’ensemble des
dossiers qui pouvaient le rejoindre. » La première mission du parquet a consisté
à essayer d'identifier ces affaires : la juridiction étant à compétence
concurrente, elle ne traite donc pas de toutes les affaires de France non
élucidées. Les conditions prévues par la loi sont cumulatives : pour qu’une
affaire puisse arriver devant le pôle, elle doit revêtir une grande complexité,
un caractère sériel ou non élucidé au sens d’une non identification d’une
personne depuis 18 mois minimum, et doit concerner un crime (meurtre, viol,
empoisonnement, actes de torture et de barbarie, ou enlèvement et
séquestration).
D’autres
critères indicatifs ont par ailleurs été déployés, « sans ligne rigide
mais avec une analyse in concreto de chaque dossier », selon Pascal
Prache. Le pôle s’attache notamment à la notion de plus-value (quel peut être
l’intérêt de confier ce dossier au pôle ?), mais aussi aux circonstances des
faits, à leur nature, à la minorité des victimes, à la dimension internationale
démontrée ou potentielle ou encore à l’ancienneté des faits. Le dossier le plus
ancien dont il est saisi remonte ainsi à 1972. « Toutefois, ça ne
signifie pas que lorsque les critères ne sont pas remplis, on n’étudie pas le
dossier », nuance le procureur. Certaines affaires sont ainsi
postérieures à 2015. A l’inverse, la saisine du pôle va être écartée « en
tout cas dans un premier temps » quand le dossier est déjà en voie
d’élucidation. Avec un contre-exemple tout trouvé, puisque le dossier Monique
Olivier est arrivé au pôle alors que sa mise en examen était déjà intervenue.
30
dossiers par cabinet pour « préserver la capacité d’enquête »
Aujourd’hui,
en vertu de la sélection opérée, les magistrates Sabine Khéris, Nathalie
Turquey et Emmanuelle Ducos œuvrent chacune sur une trentaine de dossiers, en
co-saisine sur cinq, et collégialement sur une seule affaire, « emblématique »,
la tuerie de Chevaline, ce quadruple assassinat perpétré en 2012 en
Haute-Savoie. Cet étiage ne devrait pas être amené à évoluer, ou peu, selon le
TJ de Nanterre. Et bien qu’un quatrième cabinet d’instruction devrait bientôt
voir le jour, des voix s’élèvent pour protester contre des volumes et des
moyens bien insuffisants. Dans une lettre du 23 février au ministre de la
Justice, l’avocat spécialisé Didier Seban a ainsi martelé que « 30
dossiers par juge, c'est se moquer des familles », alors que plusieurs
milliers de cold cases attendent d’être résolus.
Le président du TJ de Nanterre et le procureur veulent maintenir au pôle "une dimension opérationnelle et efficace"
Au
TJ, on admet qu’il peut y avoir des « incompréhensions », mais
on répète les mêmes arguments. Pascal Prache ne varie pas d’un iota dans son
raisonnement : « Nous sommes pragmatiques sur le gain qui peut être
apporté par le pôle. Les attentes sont démesurées, et à juste titre, par
rapport à des situations dramatiques que les familles vivent parfois depuis des
décennies. Mais il ne s’agit pas de prendre un dossier pour prendre un dossier.
Si le pôle prend, c’est qu’il considère qu’il a vocation à avancer. »
Le procureur le martèle : « On n’ouvre pas d’information judiciaire
dans un cabinet s’il nous indique qu’il considère qu’il a trop de dossiers ou
que le moment n’est pas opportun car il vient d’ouvrir d’autres procédures. »
La seule prise de connaissance d’une affaire durerait généralement un mois à
temps plein, argue à son tour Benjamin Deparis.
Et
si les cabinets d’instruction généralistes ont généralement 90 à 120 dossiers
sur le bureau, soit plus du triple, Pascal Prache insiste sur l’importance de
développer, au pôle, « une dimension opérationnelle et efficace »
: « Il s’agit de préserver la capacité d’enquête renforcée des juges
d’instruction du pôle, pas de reproduire les difficultés habituelles qui ont pu
conduire à ce que les dossiers arrivent chez nous. » En clair, les
juges doivent avoir du temps à consacrer à chaque dossier, et bien que la
capacité d’absorption des cabinets soit susceptible d’évoluer, la capacité de
traitement doit être préservée, nous dit-on. Mais pourquoi alors ne pas
recruter massivement des magistrats spécialisés, à l’heure où le budget pour la
justice n’a jamais été aussi élevé ? Là aussi, la réponse fuse : « Pour
cela, il faut des magistrats spécialisés, et pour l’heure, il y en a peu. »
De
nouvelles méthodes et une mémoire criminelle renforcée
Côté
nouveautés, si les confidences des deux chefs de juridiction et de parquet sont
rares, secret de l’instruction oblige, rappellent-ils, des explorations en
matière d’archéologie forensique (c’est-à-dire dans un contexte criminel de
recherche de corps enfouis), une coopération avec la sécurité civile sur des
battues et une nouvelle méthodologie de travail visant des approches
complémentaires seraient « sur la table ». Avec un objectif,
in fine, de ruissellement : « Parce que le pôle est spécialisé et gagne
en spécialisation au fur et à mesure de son existence, il a vocation à échanger
ensuite avec les parquets locaux pour partager ces éléments de technicité »,
expose Pascal Prache.
Par
ailleurs, alors que l’avocat Didier Seban déplorait mardi dernier, lors d’une
conférence de presse, l’obsolescence du logiciel métier Winstru servant aux
juges d’instruction, qui pourrait selon lui entraîner la perte de milliers de
données datant d’avant 2018, Pascal Prache précise « qu’un travail est
mené avec l’administration centrale » pour faire en sorte que cette
dernière « ait accès » à ce programme qui conserve « des
références ou des listes d’actes accomplis ».
Plus
largement, Benjamin Deparis évoque pour sa part un vaste chantier « de
constitution d’une mémoire criminelle » afin de « construire
une base de données de toutes les données qui existent en matière criminelle »
: fichiers de police, de gendarmerie, d’administrations, données judiciaires
dont certaines, anciennes, « ne sont pas toujours numérisées, pas
toujours identifiables ». Ces informations devraient être croisées
avec des sources ouvertes, « et pourquoi pas avec les signalements des
citoyens ». « Nous sommes en relation avec l’administration
centrale sur ce point », affirme le président du TJ, qui évoque un « chantier
très ambitieux qui sortira de terre ». « Il n’y aura pas de
perte de données », assure-t-il.
Bérengère Margaritelli